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Écrire debout (1991)

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Le visiteur pénitentiaire du centre de Cléricourt m’avait prévenu : « Ils ont tous fait de grosses bêtises : terrorisme, prise d’otages, hold-up. Mais en dehors de leurs heures d’atelier de menuiserie, ils sont lu certains de vos livres, et ils voudraient en parler avec vous. » J’avais donc rassemblé mon courage et pris la route pour cette descente en enfer. Ce n’était pas la première fois que j’allai en prison. Comme écrivain, s’entend, et pour m’entretenir avec ces lecteurs particulièrement attentifs, des jeunes détenus. J’avais gardé de ces visites un arrière-goût d’une âpreté insupportable. Je me souvenais notamment d’une splendide journée de juin. Après deux heures d’entretien avec des êtres humains semblables à moi, j’avais repris ma voiture en me disant : « Et maintenant on les reconduit dans leur cellule, et toi tu vas dîner dans ton jardin avec une amie. Pourquoi ? »

On me confisqua mes papiers, et j’eus droit en échange à un gros jeton numéroté. On promena un détecteur de métaux sur mes vêtements. Puis des portes commandées électriquement s’ouvrirent et se refermèrent derrière moi. Je franchis des sas. J’enfilai des couloirs qui sentaient l’encaustique. Je montai des escaliers aux cages tendues de filets, « pour prévenir les tentatives de suicide », m’expliqua le gardien.

Ils étaient réunis dans la chapelle, certains très jeunes en effet. Oui, ils avaient lu certains de mes livres. Ils m’avaient entendu à la radio. « Nous travaillons le bois, me dit l’un d’eux, et nous voudrions savoir comment se fait un livre. » J’évoquai mes recherches préalables, mes voyages, puis les longs mois d’artisanat solitaire à ma table (manuscrit = écrit à la main). Un livre, cela se fait comme un meuble, par ajustement patient de pièces et de morceaux. Il y faut du temps et du soin.

– Oui, mais une table, une chaise, on sait à quoi ça sert. Un écrivain, c’est utile ?

II fallait bien que la question fût posée. Je leur dis que la société est menacée de mort par les forces d’ordre et d’organisation qui pèsent sur elle. Tout pouvoir – politique, policier ou administratif – est conservateur. Si rien ne l’équilibre, il engendrera une société bloquée, semblable à une ruche, à une fourmilière, à une termitière. Il n’y aura plus rien d’humain, c’est-à-dire d’imprévu, de créatif parmi les hommes. L’écrivain a pour fonction naturelle d’allumer par ses livres des foyers de réflexion, de contestation, de remise en cause de l’ordre établi. Inlassablement il lance des appels à la révolte, des rappels au désordre, parce qu’il n’y a rien d’humain sans création, mais toute création dérange. C’est pourquoi il est si souvent poursuivi et persécuté. Et je citai François Villon, plus souvent en prison qu’en relaxe, Germaine de Staël, défiant le pouvoir napoléonien et se refusant à écrire l’unique phrase de soumission qui lui aurait valu la faveur du tyran, Victor Hugo, exilé vingt ans sur son îlot. Et Jules Vallès, et Soljenitsyne et bien d’autres.

– Il faut écrire debout, jamais à genoux. La vie est un travail qu’il faut toujours faire debout, dis-je enfin.

L’un d’eux désigna d’un coup de menton le mince ruban rouge de ma boutonnière.

– Et ça ? Ce n’est pas de la soumission ?

La Légion d’honneur ? Elle récompense, selon moi, un citoyen tranquille, qui paie ses impôts et n’incommode pas ses voisins. Mais mes livres, eux, échappent à toute récompense, comme à toute loi. Et je leur citai le mot d’Erik Satie. Ce musicien obscur et pauvre détestait le glorieux Maurice Ravel qu’il accusait de lui avoir volé sa place au soleil. Un jour Satie apprend avec stupeur qu’on a offert la croix de la Légion d’honneur à Ravel, lequel l’a refusée. « Il refuse la Légion d’honneur, dit-il, mais toute son œuvre l’accepte. » Ce qui était très injuste. Je crois cependant qu’un artiste peut accepter pour sa part tous les honneurs, à condition que son œuvre, elle, les refuse.

On se sépara. Ils promirent de m’écrire. Je n’en croyais rien. Je me trompais. Ils firent mieux. Trois mois plus tard, une camionnette du pénitencier de Cléricourt s’arrêtait devant ma maison. On ouvrit les portes arrière et on en sortit un lourd pupitre de chêne massif, l’un de ces hauts meubles sur lesquels écrivaient jadis les clercs de notaires, mais aussi Balzac, Victor Hugo, Alexandre Dumas. Il sortait tout frais de l’atelier et sentait bon encore les copeaux et la cire. Un bref message l’accompagnait : « Pour écrire debout. De la part des détenus de Cléricourt».

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Michel Tournier. Le médianoche amoureux. Paris: Editions Gallimard, 1989.

 


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